Tuesday, March 07, 2006


JAC GABRIEL
=========


LE TESTAMENT DE JACQUES GABRIEL.
Ces entretiens se sont déroulés, à Port-au-Prince, à la demande de Jac lui-même, à l'automne 1988. Avec Carole

(1)

Je vais vous raconter quelque chose qui pourrait rentrer dans l'histoire de l'art en Haïti. J'ai fait une fois un tableau et il en est sorti une mulâtresse. Ce n'est pas à cause de la couleur. Tu vois ce tableau-là, le marron clair à droite, cela n'a rien à voir. Ce n'est pas la couleur qui détermine les gens dans la peinture et parfois même dans les gens tout court. C'est l'ossature. La carcasse. Donc le dessin. Elle ressemblait à une mulâtresse, une italienne même, avec les cheveux bouclés etc... et elle avait une grosse bouche. Vraiment grosse.

Lors, Monnin* (galériste d'origine suisse installé en Haïti) achète des tableaux les mardi et vendredi. Je venais d'être sous contrat avec Monnin. C'est un tableau que j'ai fait pour lui. Mais ce lundi j'étais dans la dèche. A l'époque j'avais une famille à charge. Je passe donc à la galerie Marassa avec le tableau lundi soir, me disant qu'il vaut mieux le vendre lundi soir que mardi matin. Je rencontre Mme F. Elle voit le tableau, le pose sur son bureau, le regarde sous tous ses angles et dit "Je ne déteste pas ce tableau". Enfin ce ne sont pas ces mots exacts, en tout cas elle a ajouté: "Mais je trouve la bouche un peu grosse. Si vous pouviez me l'arranger un peu". C'était vraiment une bouche ronde, un vrai cercle avec juste un trait au milieu. Quelque chose de délibérément exagéré. Mais il y a des bouches comme ça, juste un cercle avec un trait au milieu. Peinte en rouge cerise, une fantaisie quoi. Quelque chose d'abstrait. Lors, je lui devais de l'argent, un peu plus d'une centaine de dollars. Elle a réfléchi qu'en me donnant cent dollars, elle pourrait garder le tableau. (Je suis obligé de parler du détail de l'argent parce que je vais jouer là-dessus plus tard). Alors elle me tend cinquante dollars et me dit que j'aurai le reste demain matin. La galerie ouvrait vers 8-9h, je devais passer reprendre de tableau, le retoucher et le ramener vers 10h pour récupérer le solde des cinquante autres dollars. J'empoche donc mes cinquante dollars et file chez Rigaud* acheter à manger aux enfants, du vin et autres conneries.

Le lendemain matin je passe récupérer le tableau. Nous étions mardi. Je venais de le réaliser. Je me dis "Tiens, tiens Monnin est là. Sa galerie est ouverte. Allons plutôt le tester pour voir ce qu'il pense du tableau". Parce que l'idée de m'armer d'un pinceau et de ronger en périphérie la bouche de la fille me déplaisait à tout point de vue. Et pour le principe et pour le repentir que cela n'aurait pas manquer de laisser paraître autour de la bouche.

Je me suis dit que si Monnin aimait ce tableau tel quel, j'aurai baisé Mme F., quitte à lui devoir un peu plus d'argent.

Ecoute bien ce qui va se passer: J'arrive, je montre le tableau à Monnin. Il le regarde avec un drôle de ravissement. Il était content. Cela faisait plaisir à voir. Il écrit quelque chose à l'arrière de la toile. On discute parce que je lui devais aussi de l'argent, mais il m'en retenait moins que Mme F. A elle je devais cent et quelques dollars et elle a tout pris d'un coup. Alors qu'à Monnin j'en devais quelques centaines, à peu près sept cent et ce jour-là, il ne m'en a retenu que vingt-cinq ou trente sur les deux cents que valait le tableau.

Donc déjà rien que sur ce plan c'était plus avantageux. J'allais rentrer chez moi avec plus d'argent, peut-être cent soixante-quinze dollars, plus les cinquante d'hier. Alors, voilà le comble: Quand Monnin eut fini de faire ses déductions de prix, qu'il m'eut payé, bref qu'il ait fait entrer le tableau dans la galerie, il me dit "Quel est le nom de ce tableau? Comment va-t-on l'appeler?" Je lui réponds "Femme devant la mer", parce que je peignais depuis quelques temps des têtes de femmes en tirant une ligne d'horizon, en faisant le haut couleur du ciel et le bas couleur de la mer. Quelque chose de mécanique quoi. Parce que pour moi la mer c'est l'une des plus belles architectures haïtiennes. Parfois j'ajoute quelques petits nuages. Je simplifie la chose.

Monnin me répond "Appelons-le LE BAISER". Et il fait la moue d'un baiser. Comme si la femme du tableau avait la bouche en cul de poule, offrant un baiser. Cette même bouche que l'autre me demandait de réduire, voilà que c'est un blanc qui me demande de l'appeler "Le baiser". Parce qu'il trouve que la bouche à elle seule vaut tout le tableau. Tellement qu'il me demande que nous l'appelions "Le Baiser". Je te le jure. Je n'ai jamais été aussi content. Je n'avais plus à retoucher le tableau, et ce que l'autre femme trouvait un défaut parce qu'elle a les lèvres comme une "fente de bistouris" (je ne dis pas que ce soit mal, mais elle doit tout voir par rapport à sa propre bouche), l'autre l'acceptait.

Quand on s'appelle Jacques Gabriel, que l'on peint depuis vingt-cinq ans, bref même pour le peu d'argent que je lui permets de réaliser sur les tableaux elle ne devrait pas me demander ce genre de choses.

Mais comme je suis quelqu'un qui ne "fait pas son respect". Je lui demande tout le temps de l'argent. En plus elle me le dit sur un ton presqu'amical. Comme un ami pourrait le faire: "J'aimerais que tu me retouches la bouche, je la trouve trop grosse". A ce moment-là j'ai eu honte pour elle, mais je n'en ai rien laissé paraître. Je lui ai répondu oui. Et l'autre lui qui me dit "appelons-le LE BAISER. Comme s'il trouvait cette bouche qui s'offre tellement bien. Une bouche totale!

Tu constates que les deux voient la même chose de façon tout à fait différemment. Monnin est un blanc (un étranger). L'autre, Mme F. est une Haïtienne.

(2)

Tiens, ça me rappelle que l'autre jour je me promenais avec une jeune femme. Celle avec qui tu m'avais vu. Nous étions assis quelque part, moi j'attendais quelque chose. Elle s'est levée pour aller m'acheter du cola*. Et comme j'avais fait deux "ralé*",cela m'avait donné une extraordinaire acuité auditive. Des hommes s'étaient mis à parler d'elle. L'un d'eux dit "Finalement, elle n'est pas mal, je la trouve très sexy etc... et il y a un autre qui a répondu "se djol li mwen pè" (ce sont ses lèvres qui m'effraient). Rires. Ils ont carrément peur de ses lèvres!

(3)

Il y a eu une époque où je fumais beaucoup et je ressentais un désir de nudité (de femmes) d'impudeur, j'avais envie d'un tas de petits clin‑clins sexuels qui n'avaient aucun rapport avec la fornication ou avec l'acte sexuel qui est un truc noble. Je proposais à ma partenaire des choses futiles, blasées, mais ce n'est pas que je veuille accuser mon ex-femme ou une autre, c'était cette époque-là, ce moment-là qui voulait ça, qui l'inspirait. Et plus je m'éloigne de ce temps moins tout ceci m'intéresse. Bien entendu je continue de le proposer aux femmes pour leur montrer que je n'ai pas honte d'afficher ma personnalité puisque ce ne sont pas des choses honteuses en soi. Je leur dis franchement qu'après avoir fumé de l'herbe, j'apprécie tel genre de choses. Alors elles le font pour me faire plaisir, comme à un enfant, et quand je réclame à nouveau la même chose, elles me trouvent un peu demeuré. Et je constate qu'elles ont raison. D'où qu'il faille aller à autre chose. Je suis peut-être en train de retourner à une époque de mon enfance ou de mon adolescence où j'étais de telle autre façon. Et ce que j'ai été avant et ce que je suis maintenant je l'étais déjà gamin. Mais il y a une rupture. Pas de doute là-dessus.

(4)

La peinture que je fais maintenant, je parle de l'échantillon qui est là, ce sont des têtes de femmes. Qu'est-ce qu'une tête de femme? Rien d'autre qu'une tête de femme. Il se peut que l'importance du tableau tienne du foulard, ou de la composition, mais j'ai toujours prétendu que ce n'est qu'un petit roman écrit en une seule page, parce que ces femmes ont une expression/impression qu'elles dégagent. Celle-ci entre autres ressemble à une affiche, l'expression est aplatie, la robe pareille au foulard, ce qui lui donne un côté africain. Elle a un "habit de circonstance", elle pourrait être une étiquette de pub. C'est voulu. Mais en général, mes têtes de femmes j'entends qu'elles parlent d'une femme qui existe. Quand tu marches dans la rue tu croises 250 femmes et chacune est différente. J'aimerais aligner toutes mes têtes de femmes pour qu'on voit qu'elles sont chacune différentes, comme dans la rue. Et ensuite qu'elles expriment ce qu'elles ont dans la tête. Le visage c'est le résumé du corps. Tout ce que nous charrions dans notre corps transparaît sur notre visage (ce n'est pas une affaire de portraitiste, le portrait existe, mais c'est quelque chose de plus compliqué que ça, quelque chose que l'on rencontre dans la sculpture africaine). Quand par exemple quelqu'un regarde un "joff*", ce n'est pas pour identifier la personne, c'est une complaisance, quelque chose qu'on désire voir. Mais le "joff" est sur le visage. Une fille peut-être vêtue d'une robe tout à fait longue, et on n'a qu'à lui regarder le visage pour subitement tout voir, tout découvrir. Cette peinture que je fais là peut être identifiée au courant "carte-postale", "tête de paysanne" qui se fait en Haïti, mais elle contient quand même un peu plus. Parce que mes femmes ont toujours une histoire, un jeu de couleurs...

(5)

Vois par exemple celle-là, c'est de la terre de Sienne brûlée. Qu'une couleur qui est celle de la terre d'Italie représente sur un tableau la couleur de noirs, c'est comique. Mais c'est un symbole quand je le fais tel quel. On voit vaguement du marron, une petite lumière, et on se dit bon, ceux-là sont des gens de couleur noire. Mais si je peignais de façon "réaliste" la recherche de la couleur de la peau -comme Renoir a fait la couleur de la chair- ça m'aurait conduit à des détails qui ne m'intéressent pas.

Depuis que j'ai débarqué dans la peinture, j'ai toujours utilisé l'aplat comme technique de représentation du volume. C'est une conquête pour moi que j'ai adoptée depuis le commencement. Et d'un.

Deuxièmement, j'ai toujours eu un sens décoratif. Pour parler de ce tableau par exemple, à part ce que je disais à savoir que c'est une femme Haïtienne que tu peux rencontrer en Haïti, à part l'expression de son visage, elle a un âge. Elle a une classe sociale aussi. Elles ont toutes un âge (pas toujours le même) un développement érotique connu, même si elle est dans une position intime ambiguë, cela peut être un kimono de maison, cela peut être quelque chose d'apprêté. Pour ce qui a trait au foulard ce n'est rien de dense, il y a d'autres personnages à qui je mets telle coiffure et on sent tout de suite que c'est quelque chose de dense. Mais à part ça un tableau doit avoir quelque chose d'absolument décoratif. Que même si tu ne t'intéresses pas du tout à cette fille (celle du tableau) à sa classe, à son âge, à rien du tout, il faut que tu trouves une couleur qui t'attire, te retienne.

Que les gens prennent le tableau pour la couleur. Pour la composition. Il y a beaucoup d'avantages dans la peinture. Je ne parle pas de la mienne. J'entends un tableau en général. On peut y trouver plein de choses. On peut regarder un tableau sur le plan du contenu, de ce qu'il exprime, mais la couleur d'abord! En Haïti nous n'avons pas de peinture ancienne, pas de passé dans la peinture. Il ne faut pas oublier que l'Afrique n'en avait pas non plus. Malraux s'est posé la question à propos des gens de St-Soleil, "l'Afrique n'a pas de peinture". Et lui, -Malraux- continue "Je trouve normal que le jazz éclate aux Etats-Unis parce que l'Afrique est musique, mais l'Afrique n'a que de la sculpture et non de la peinture". Parce que la sculpture a ses limites. C'est une forme très développée du dessin, très aiguë, mais il n'y a pas de couleurs. Il a été étonné de voir cet éclatement de couleurs en Haïti.


(6)

Quand je peins ces femmes, je place la femme Haïtienne dans l'iconographie mondiale. Cela signifie que du fait de vendre un tableau à un collectionneur étranger du nom de Barnett Hadden, qui est Américain, ou à un musée français ou à deux ou trois autres, le visage sera reproduit dans un livre et son image circulera dans l'iconographie mondiale dans un sens anonyme, et non comme un portrait de Carole ou d'une telle ou telle autre, et non plus en tant que tableau de Jacques Gabriel, mais comme portrait de gens haïtiens circulant dans l'image. C'est ce que j'appelle l'iconographie mondiale. C'est un but que je me suis fixé. Il n'est pas différent de celui de Senghor. Sauf que lui utilise le verbe. Quand par exemple il parle de "femme noire"... ou "d'athlète noir au flanc d'huile...", je trouve qu'il empiète sur mon terrain en utilisant des adjectifs pour décrire la couleur. C'est à moi de peindre, de faire de la négritude sans bla-bla, sans théoriser. En faisant des tableaux de gens noirs, qui n'ont seulement circuleront à travers le monde, seront accrochés chez des gens, reproduits dans des livres et un jour peut-être, dans plusieurs centaines d'années, seront connus au point qu'on en oublie celui qui les aura peints. C'est d'abord comme ça que je vois la chose. Mais je ne réfléchis pas à cela quand je le fais dans le moment.

(7)

Même quand je peins des nus ils ne sont jamais vraiment obscènes. Ils sont toujours très recherchés. Si les bourgeois les demandent cela veut dire qu'ils sont potables. S'ils étaient vraiment obscènes, ils n'en voudraient pas chez eux. Il faut entendre "recherchés" dans le sens "d'être demandés". Parce qu'il arrive aussi que l'on fasse quelque chose de bien dont personne ne veut. Non pas qu'il soit question de travailler pour une clientèle comme tu le dis. Mais si l'autre ne voyait pas mon travail, je ne travaillerais plus. Je n'en aurais plus envie. La formule de Marcel Duchamp exprime bien mon idée. "Ce sont les regardeurs qui font les tableaux". C'est peut-être une boutade mais elle n'en est pas moins vraie. Je fais un tableau mais ce sont les regardeurs qui "l'asseyent". Si ceux qui regardent, qui ne comprennent rien à la peinture mais ont une sensibilité de bête, qui disent "je veux de ceci" ou "je n'en veux pas", si ce n'est pas eux qui adoptent le tableau, je ne suis pas un peintre. Le peintre Carlo Crivelli* -qui étrangement a été un peintre toute sa vie peut-être grâce à l'Eglise- a été découvert après 400 ans parce qu'il n'avait pas de regardeurs. Il est mort de faim . Il a peint des saints, des prêtres endormis. Il les peignait avec des raccourcis à partir des pieds. On voit d'abord les pieds et on remonte jusqu'à la tête. Pourquoi? Parce qu'il était un mendiant, dormant dans les lits de charité offerts par des prêtres. Mais cela a mis 400 ans pour qu'on voit la grandeur de sa peinture.

(8)

Il y a une sociologie de l'art, des tableaux. Ce sont les regardeurs qui font les tableaux. Mais quels regardeurs? C'est compliqué! Ce n'est pas seulement une histoire de gens clairs de peau qui regardent les autres foncés d'une façon bizarre et les châtrent esthétiquement.

L'autre jour je rencontre une fille. Je me mets à la courtiser pour qu'elle devienne mon modèle. Ses premiers mots sont " si j'avais hérité de la couleur de ma grand-mère, je serais plus claire" (rires).

Elle n'était pas satisfaite de sa couleur alors que je la trouvais belle sa couleur. Et un jour dans une engueulade elle me sort "si t'étais un grand nèg (quelqu'un d'important socialement) ce n'est pas avec une fille aussi noire que moi que tu perdrais ton temps". C'est quelqu'un qui se déprécie. Il m'arrivait de la regarder certains après-midi après sa toilette, elle se mettait parfois un débardeur mauve foncé, elle avait les cheveux mouillés un peu "siwolin*" et je croyais voir un personnage d'Hyppolite en mouvement. Elle a les cuisses grosses, collées, et les jambes légèrement trop fines et je voyais là devant moi un tableau d'Hector Hypolite. Et je me disais que je vais faire l'amour avec quelqu'un qui est dans l'histoire de l'art, qui est dans un tableau, je décroche un tableau. La voilà qui me dit un tas d'âneries. Tu as là quelqu'un qui se châtre elle-même et qui se considère tellement comme de la merde que si je représentais pour ma part quelque chose, ce n'est pas devant elle que je viendrais faire mes grimaces. C'est parce que j'ai fait faillite, c'est parce que je ne suis pas à ma place, parce que je suis tombé trop bas. Autrement j'aurais été cherché quelqu'un d'autre.

Non, elle n'a pas raison. Je l'ai rencontrée il y a sept ans quand j'avais ma femme, mon ancienne femme Yannick. C'est un ami Wilner Pierre (nous parlons souvent d'elle d'ailleurs lui et moi) qui me l'avait envoyée comme modèle et depuis lors j'en étais fou. Je le lui avais laissé voir mais à l'époque l'idée de poursuivre une folie que t'inspire une femme alors que j'avais des liens tels avec Yannick ma femme, ne m'effleurait pas. Et je l'ai retrouvée sept ans après. Elle ne s'était pas délabrée, moi non plus, et j'ai pensé que cela pouvait continuer normalement.

On me l'avait envoyée pour me faire la lessive. J'avais même expliqué à Wilner que pendant mon séjour à l'hôtel, elle pourrait laver, me tenir compagnie et je la regarderais faire en peignant. Rien ne me plaît autant que de peindre des gens travaillant. Comme les marchandes. Parfois, je prends mon chevalet et vais m'asseoir près d'elle dans la rue pour les peindre. J'ai déjà peint des lavandières ou d'autres gens dans leurs travaux de maison. J'ai donc commencé ainsi à la peindre, puis je lui ai fait la cour. Je suis sorti de mon mutisme sexuel. Il avait duré un peu plus d'un an celui-là.

Je n'aurai jamais comme modèle quelqu'un que je ne désire pas. Sexuellement. Ce n'est pas obligatoire que cela aboutisse. Mais il s'agit toujours de quelqu'un que je désire non seulement sexuellement, mais globalement. Parce que faire poser quelqu'un c'est tout au moins une façon de la prendre, de la capter. Mais là nous étions libres, elle et moi aussi. Alors je lui ai fait la cour. Et j'ai cru que j'y étais. Que cela marcherait. Nous fumions ensemble. Un jour où elle me regardait fumer avec réprobation, comme si c'était du gaspillage, une histoire de fou, d'idiot, je lui en ai fait la remarque. Et elle me sort "si tu étais "gran nèg", ou si ça recommençait à aller pour toi, est-ce avec quelqu'un comme moi que viendrais perdre ton temps?". J'ai été très vexé. Je m'en suis horriblement voulu. Non de ce qu'elle ait été assez sotte pour penser comme ça. Mais que moi j'aie été assez bête, assez naïf pour lui faire confiance, rien qu'à l'apparence, dans le bon sens du terme. Ce sont les apparences esthétiques qui m'ont fait marcher et je m'en suis voulu d'avoir failli y tomber. Je me suis consolé de ma chance qu'elle m'ait dit ce genre de sottises très tôt dans nos rapports parce que je voulais aller loin avec elle. Très loin.

Je ne les rend pas belles en les peignant. Je les peins telles qu'elles sont. Déjà belles. Il y très peu de gens dans la catégorie sociale dont nous parlons, c'est-à-dire celle non scolarisée, qui peuvent se savoir belles. La beauté en devient presqu'un privilège. Au même titre que l'argent. Tu me suis? Il faut avoir été à l'école pour se savoir que cela existe d'être belle. Il faut que ta mère te l'ait dit, qu'elle sache se faire belle, il faut que ton père aussi ou des frères, des cousins, des amis te l'aient dit depuis le plus jeune âge pour l'accepter. Même si tu es laide en fait. Mais dans cette catégorie, même lorsque les gens sont beaux ils l'ignorent. Parce qu'il n'y a jamais eu une première communion, un mariage ou n'importe quoi de gratuit. Parce qu'il y a quelque chose de gratuit dans la beauté. Ces gens depuis l'enfance se croient laids. Elle croit que le genre de personne qu'elle représente ne saurait être beau. Et pour elle un homme qui la trouve belle est forcément un pauvre, un déclassé, quelqu'un qui veut l'amadouer dans le but de lui prendre quelque chose. Ou même lorsqu'elle se saurait belle, eh bien il est trop tard pour en parler puisqu'elle n'en a rien fait. Bon oui je suis belle, merde. Qu'est-ce que cela m'a rapporté? Tu saisis? C'est quelque chose de compliqué. Je pense que c'est un problème de classe lié à la scolarisation et à l'argent.


(9)

Quand j'ai fait mon premier tableau qui a été exposé au Centre d'Art, le Dr Yvonne Sylvain l'a acheté. A mon arrivée on me l'a annoncé comme un compliment. A l'époque, c'était important que ce soit une Haïtienne qui t'achète un tableau. Il y avait encore la légende où les étrangers (les blancs) achetaient des objets en acajou (machette, boite etc) et qu'une fois sur le bateau, sous le regard réprobateur du capitaine et des marins, ils en jetaient une partie à la mer. Alors me voir à ce moment-là en 1954 ou 55 vendre un tableau, cela m'a valu des félicitations. Le Dr Sylvain l'a payé 12 dollars. Cela représentait peut-être plus que 12 dollars actuellement, mais c'était quand même une misère. Ces messieurs m'ont congratulé parce que ces $12, le Dr Sylvain en avait peut-être besoin, et le fait de se payer un tableau avec signifie que ce tableau lui avait plu. J'étais content. J'ai donc été la voir avec un tas d'autres tableaux, des dessins, des autoportraits et elle m'a encouragé. Dès ce moment je suis devenu un peintre. Quand on me demande depuis combien de temps je peins, je fais remonter ma carrière à cette date, celle où j'ai vendu mon premier tableau.

Quand je suis entré au Foyer des Arts Plastiques, je prenais quelques leçons de dessin et d'aquarelle avec Alexandre Jeanty, cela ne m'empêchait pas de faire des petits trucs chez moi, et on les exposait parce qu'on les trouvait un peu avancés. Dans un sens je suis quelqu'un de prédestiné.(rires) Je n'avais encore suivi aucun cours quand j'ai vendu mon premier tableau. Mais pour moi ma carrière à commencé à partir du moment où je l'ai vendu. Outre l'investissement, le fait que j'allais pouvoir acheter du matériel, cela m'a encouragé. Cela a été comme une Annonciation, l'histoire du Dr Yvonne Sylvain. Je n'ai pas arrêté de vendre. Et cela m'a poussé à partir à l'étranger histoire de voir mes limites, comment je pouvais être encore plus peintre que ça.

A cette époque, ces messieurs étaient protégés par Albert Mangonès, non seulement moralement mais politiquement et financièrement, parce qu'ils venaient de laisser le Centre d'Art pour fonder le Foyer des Arts Plastiques. Là je te dis un tas de choses par recoupement. On les traitait de communistes et Albert les protégeait en tant que grand mulâtre, peintre également et architecte. On m'a conduit à lui comme pour être sacré diacre. J'ai déroulé mes toiles sur le sol et il a dit "Ah mais c'est pas mal, c'est pas mal, il faut revenir".

Bon je vais me boire un peu d'eau et il faudra penser à partir. A moins que tu ne me reconduises. Si tu me ramènes je peux rester encore un peu. Vaut mieux me poser une autre question parce que je m'étends trop sur ce genre de question-là: les critères de l'esthétisme en Haïti.

(10)

Il faut que je te raconte comment ça s'est passé pour moi. A mon arrivée en 70, j'avais ramené de France une tendance surréaliste que je pratiquais, dans laquelle je vivais. Il y avait toujours quelque chose, un petit gadget qui détournait la réalité. Très vite, je me suis rendu compte qu'il n'y avait pas d'audience pour elle ici. Je ne l'ai pas poursuivie. Je ne peux donc pas en apprécier la valeur. Il faut d'abord agir sur les gens pour pouvoir continuer. La peinture c'est comme le ping-pong. Tu lances une balle, et le public te la renvoie. Le public c'est "une" personne. Il ne faut pas l'oublier. Et d'un.

(11)

Quand André Breton est mort, j'étais à Paris. J'aurais pu le prendre comme public. Comme T.S. Eliott a pris Dante pour public. Mais je ne peux pas m'offrir le luxe -il faut être honnête- de vivre mon surréalisme ici. Pour vivre en Haïti sur le plan qui doit être celui d'un surréaliste, pour se permettre certaines folies dans son art, il faut une certaine liberté financière. Ne voulant pas face à cette mauvaise fortune, avoir mauvais coeur, je me suis jeté d'emblée dans Haïti, dans ce qui m'entourait, une peinture limpide et claire, pour voir aussi ce que cela donnerait. Et puis sans amertume, je me suis aperçu que le réalisme haïtien me satisfaisait autant. Nous dirons donc que je suis un peintre réaliste.

Secundo, en Haïti je suis devenu un peu plus marxiste qu'en Europe. Parce qu'en Europe, il y a une bourgeoise éclairée qui peut te faire oublier beaucoup de choses (je parle des années 70) même dans la bourgeoisie tu as des révolutionnaires et le marxisme t'apparaît comme une gymnastique de l'esprit. Mais de tomber en Haïti sur cette bourgeoisie maladive, misérable, je me suis tout de suite situé à gauche. Je suis un peintre réaliste parce que je suis réaliste. Les gens dont je parle il faut aussi qu'ils me comprennent donc il me faut utiliser une langage limpide sans aucun détail surréaliste. Le réalisme m'a ouvert la possibilité d'un réalisme-socialisme, s'il le fallait, un réalisme engagé. D'où que je ne regrette pas d'avoir repris le réalisme. Parce que je suis très mécontent d'Haïti, d'une part.
(12)

D'autre part, il est très moderne d'avoir une peinture arriérée. Tu comprends? Il faut vraiment être moderne. Parce que d'abord il faut la concevoir en tant que telle, c'est-à-dire arriérée, et la faire quand même. Ensuite, il faut l'accepter. Sans honte de n'être pas moderne. Ça c'est une forme de modernité.

(13)

Ces jours-ci j'aimerais pouvoir peindre des gens exactement tels quels. Ce qu'ils paraissent. Cela ne veut pas dire que ce sera de la photo ou un tableau du XVII siècle décadent et du XVIII décadent aussi. Où la peinture était si vraie qu'elle en perdait tout intérêt. Mes tableaux seront toujours de cette façon à cause de l'aplat et à cause du mythe africain que j'ai en tête. Il y a toujours cette simplification que je donne au visage, avec le nez ou avec la bouche, ou alors je ne mets aucun trait. Par exemple, quand tu enlèves la bouche les yeux deviennent plus importants. Pour montrer la jeunesse d'une adolescente, tu peux lui enlever le nez. Le nez a un sens plus avancé en âge. J'ai des petits trucs comme ça. Et puis je trouve vraiment le réalisme extrêmement moderne. Et puis fuck tout ce qu'il y avait avant! Ayons une attitude adamique! C'est moi qui commence le monde.

(14)

D'accord le communisme, c'est quelque chose qui a fait énormément de dégâts dans le monde. La répression du Printemps de Prague... L'emprisonnement de Lech Walesa... Mais je garde toujours bêtement l'espoir que les haïtiens en fassent quelque chose de nouveau, qu'ils l'actualisent, puisque la théorie ne fait jamais défaut. Il faut toujours s'en prendre à l'application qu'en font les hommes. Remarque que tout ceci ne faisait pas partie de l'explication du tableau, mais...

(15)

Mon engagement politique? Tu veux dire un parti politique? Si tu veux, oui, il m'arrive d'avoir des sympathies politiques, il m'arrive même de "m'engager" dans des conversations restreintes de la famille et des amis. Tiens un exemple, je n'ai jamais voté. Quand je parti pour la France, en fait pour un voyage substantiel, j'avais 25 ans et il n'y avait jamais eu d'élections. C'était sous Duvalier père, à ses débuts, bien sûr il y avait eu les élections de Duvalier, mais tous les jeunes de mon âge nous savions depuis bien plus tôt qu'elles avaient été une plaisanterie. Je n'ai jamais vu ma famille aller voter, ni moi-même. C'était des élections symboliques.

Deuxièmement pour en venir aux sympathies politiques: quand je me suis éveillé à une pensée supérieure quoi, une pensée post-secondaire, c'était La Ruche qui était à la mode dans mon quartier. Dépestre allait partir pour le festival de la jeunesse de Berlin. Il faisait du grabuge avec son fameux poème: "Dans une main je tiens mon droit à l'amour et dans l'autre mon billet pour la liberté". C'était LE poète. Tu comprends, j'ai été très touché, très marqué par le communisme. Enfin on dit communisme comme un mot global. Mais après mes études secondaires, une fois passé mon bac et faisant tout ce dont je viens de te parler en matière de peinture, ce que j'ai appelé mes études supérieures ont été le marxisme. Lorsque je rencontre quelqu'un qui me dit "le marxisme est une conception du monde" c'est mon esprit qui s'ouvre pour "concevoir" le monde. Puis je me suis mis à étudier, des "froté" d'économie politique, de philosophie. J'ai bien étudié Marx lui-même autant que possible, et plutôt son aspect philosophique, pas Le Capital, et j'ai aussi étudié ceux qui étaient opposés à Marx, etc. Tout ceci m'était une porte ouverte. Je me suis mis également à Berkeley et à tous les autres de l'époque. Ceci avait fait de moi quelqu'un de libre. Mes sympathies immédiates à l'âge où je pouvais avoir une opinion c'était des sympathies de gauche. Et comme pour un prêtre elles m'ont estampillé pour toujours. Je les ai toujours gardées. Bien durant mes séjours en Europe, et aux Etats-Unis, j'ai rencontré une bourgeoisie tellement achalandée que j'en ai oublié ces choses. Et puis, je n'étais pas parti pour rencontrer des communistes. Il s'est trouvé que j'habitais un quartier où tous mes amis étaient de gauche. A l'époque, il y avait une bourgeoisie mulâtre florissante en Haïti. Que ce fut sincère ou pour suivre la mode, ils étaient tous de gauche. Tu ne pouvais pas bouger sans entendre parler du petit bonhomme barbu. Jacques Roumain était déjà mort. C'était un must quoi! Quelqu'un qui n'était pas à gauche n'avait pas droit à la parole. Je ne citerai pas quelques-uns qui se sont donnés énormément de mal pour se défaire de cette étiquette, histoire de pouvoir se rendre aux Etats-Unis à leur guise. Anthony Lespèce vivait et deux ou trois mecs aussi solides qui m'ont donné une excellente structure. Quand je me suis retrouvé en Europe avec un ami communiste du nom de Francis Joachim Roy, qui avait écrit un livre "Les chiens", et qui est mort, nous ne fréquentions que les bourgeois, des bourgeois éclairés, à gauche ou centristes qui connaissaient le marxisme mieux que beaucoup d'autres et qui cherchaient tout ce que le communisme a inventé pour l'introduire dans la bourgeoisie pour l'améliorer. Je parle des lois sociales par exemple. Et quand on parle de milieu lettré là-bas ce n'est pas une plaisanterie. Ils sont au courant de tout. Puis lorsque tu vois arriver le Printemps de Prague tu deviens prudent, et pour finir tu n'as qu'une envie c'est d'oublier ces choses. C'est en Haïti qu'il m'est revenu un sentiment de gauche. Ce matin j'entendais à la radio les prêtres canadiens dans un panégyrique d'Aristide qu'ils trouvaient bien et ne (?) devant rester. Celui-ci parlait de Jésus, utilisait des expressions comme "escalier de souffrance", etc. Et j'ai pensé à Pasolini qui se disait chrétien, homosexuel et communiste, parce que pour lui le communisme était la toute dernière déduction du christianisme. Paradoxalement le communisme est athée, mais en prenant le socialisme avant l'athéisme cela te conduit à ça et c'est vrai. Donc en entendant parler du père Aristide*, je me sens devenir bon, je me sens en paix avec mes études, avec tout. Quand Engels dit "la preuve du pudding c'est qu'on le mange, je n'ai jamais rencontré l'âme pendant la dissection" je me trouvais brillant en lisant ça, comme quoi il n'y plus de zombi ou autre chose du genre. En faisant le compte, je me constate que mes études ont été bonnes, que j'ai bien fait. Cette gauche qui m'a traversé était comme un nettoyant, quelque chose qui m'a toujours mis à l'abri du vertige et de l'égarement. Lorsque je te dis que j'étais à l'aise chez les bourgeois de là-bas, je ne les en prenais pas moins avec un grain de sel. Par contre j'ai un ami dont je tairai le nom, les bourgeois lui ont fait tourné la tête à Paris. Un homme brillant qui était de gauche et avait visité très officiellement tous les pays communistes à l'époque. A son retour il a été reçu en grande pompe, on lui a mis les grandes orgues et mille croupes à se tortiller devant lui, et il est devenu un décadent, un égaré.

Mes sympathies ont toujours été des sympathies de gauche. Aussi aujourd'hui (16 octobre 1988) je suis rempli d'espoir pour le pays avec le mouvement du "sergent hébreux". C'est possible qu'il n'en sorte rien, mais je trouve que c'est quelque chose de populaire pouvant tenir le coup, prendre quelques bourrades quoi.

(16)

Tiens ce matin je disais à Frantz que la chanson satirique que j'avais composée aux dépens de Namphy (1er président militaire d'Haïti après la chute de Jean-Claude Duvalier - 1986), j'en avais déjà parlé aux Widmaïer (musiciens haïtiens), mais depuis que Namphy est parti, je ne suis plus du tout inspiré. J'aurais pu demander à Mushi ou Joël (Widmaïer) de me la transcrire, puisqu'elle était déjà composée, la vendre comme un objet (paroles et musique de Jacques Gabriel), et on l'aurait joué au piano etc... Mais je sens une telle révolution/involution chrétienne me tomber dessus ces jours-ci que je m'en veux d'avoir composé une chanson aussi obscène. C'est pour cela que je me refuse à la populariser. Déjà que je ne l'avais pas fait -en bon héros- du temps de Namphy, maintenant qu'il n'est plus au pouvoir, je trouve cette chanson obscène.

On peut dire pis que pendre de Namphy, mais je n'ai pas envie de voir mon nom immortalisé par une chanson où je le traite de "censeur" ou sens pur du terme, c'est-à-dire pour sa famille, ses amis et ses parents.

"Lè la finn séché, lè la bon pou jeté, ma rélé Wiliam poté-l bay madanm-mwen" (demander à Frantz et Carole les paroles de la chanson)

Cette chanson est encore plus belle en créole. Mais l'écouter dans cette langue me donne des frissons. C'est une chanson que je devrais être en train d'écouter à la radio chez moi, en cachette, écrite par quelqu'un d'autre. Je ne m'y suis pas reconnu. Mais bien entendu c'est pas grave d'être schizophrène et d'avoir une double personnalité.(rires)

Mais ces jours-ci je suis en crise, une crise de christianisme.

(17)

Ma démarche réaliste, j'ai cru devoir l'adopter par polémique pure, parce qu'à mon arrivée en Haïti, j'avais une peinture à zèle et j'ai remarqué que tous ceux qui tenaient le haut du pavé faisaient une peinture réaliste carrément misérable. Alors je m'y suis jeté pour montrer aux Haïtiens qu'avant moi il n'existait pas de peinture réaliste. Et j'ai été pris au piège.

Puis il y a eu cet événement sur lequel je ne puis passer qui est la mort de ma femme. Lors Clitandre était encore ici et il avait remarqué pas mal de choses. Je pense que mes amis gardaient un oeil sur moi. Ils avaient peut-être peur pour moi. J'avais carrément arrêté de peindre parce que je ne voulais pas que mon chagrin et ma douleur s'extériorisent peut-être malgré moi. J'avais préféré arrêter de peindre. Serais-je un "classique"? Dans le sens franchement ridicule du terme, c'est-à-dire qu'il y aurait des choses qui ne se montrent pas du moins en tant que sujet. A une époque en France il fallait peindre les grands, les gens de haute naissance etc. Je n'ai pas le problème de savoir qui je peins, quelle marchande ou bourgeoise. Loin de là. Mais il y a une chose qui me gênerait beaucoup dans l'art des autres ou dans le mien, c'est de voir sortir des choses intimes. J'ai un grand penchant pour l'Afrique, aussi je pense régresser de plus en plus vers un art de plus en plus arriéré, primitif, qui vaudrait la sculpture africaine et la peinture européenne du XVIII siècle.

Ce que j'aborde là comme problème n'est pas une excuse pour expliquer ce que vous dites remarquer dans mes tableaux (cette espèce de sagesse par rapport à mon mode de vie) - c'est aussi quelque chose de mystique. C'est vrai que les fantasmes sexuels, une certaine liberté de langage, ce sont autant de choses "érotiques" qui ne transparaissent pas dans ma peinture. Je lisais dans un livre d'astrologie qu'il y a une conjonction qui me ferait mourir subitement, à moins que je ne m'occupe que de ce qui a trait à la mort et aux morts. Mais avant même de lire ça, je travaillais déjà à partir d'un temps mort, ce qui est un art rétrograde. Votre question me fera réfléchir.

(18)

Vois-tu quand j'ai commencé à peindre, pour avoir l'audience des maîtres et des camarades (peut-être du public aussi même si je ne l'envisageais pas encore mais des gens, des maîtres surtout, m'y encourageaient) j'avais adopté des sujets d'eux.. Par exemple, un de mes maîtres, Roland Dorcély, faisait des scènes de marché, je me suis mis à en faire. Peut-être que j'aurais pu m'en passer. Mais j'ai l'habitude d'utiliser des choses imposées pour exprimer ma personnalité. Pour avoir l'audience du maître, je peignais ce qui l'intéressait. C'était comme ça. Et pour gagner sa coterie aussi. D'ailleurs, ceux qui l'achetaient, m'achetaient aussi. "Ah! c'est le petit protégé de Dorcély, le petit Jacques Gabriel, c'est pas mal du tout. Mon cher il y a des choses ici qui rappellent Roland" etc etc... C'était toujours les mêmes sujets que lui, sauf qu'au même moment ma personnalité s'affirmait. J'avais donc un minimum de liberté dans le choix. On ne me contraignait pas à imiter Dorcély. J'avais choisi cette voie-là pour me façonner une personnalité. D'où qu'un peu de classicisme ne saurait me nuire. On ne reviendra jamais aux sujets interdits ou imposés. Par exemple, dans la peinture chrétienne, on ne peut montrer la Vierge avec la robe au-dessus du genoux. La robe doit lui tomber sur les pieds, elle ne doit pas non plus être décolletée. Et pourtant elle tient le bébé dans ses bras de façon telle qu'on lui voit le zizi, il n'est pas vêtu lui. Mais il y a des vierges que certains peintres ont fait qui sont encore plus troublantes qu'une courtisane. Elles portent toute leur ardeur sur leur visage. Il y avait cette restriction de l'Eglise et du Pape qui permettait à la peinture d'éclater.
En Occident, toutes les représentations de la femme sont à partir de la même femme, la Vierge. Avec ou sans enfant, c'est toujours d'Elle qu'il est question. Marylinn Monroe n'a pas d'autre origine. Avant on regardait la Vierge sur les tableaux, maintenant on regarde Marylin. Mais il y a des Vierges même vêtues d'une robe leur tombant sur les pieds qui sont plus sexy que Marylinnn nue, rien qu'à l'expression de leur visage. On pourrait rester des heures sur ce sujet. Il faudrait aussi des tableaux de diverses autres envergures, où l'on voit les bras et les pieds par exemple pour pouvoir comparer. Voir justement de quoi nous parlons là.

A propos, j'ai un tableau que tu devrais absolument voir puisqu'on en est à ce genre de choses, il faudrait que je demande à Thomas Price ce qu'il en est advenu. Tout ceci ce sont des archives, si je meurs vous irez le voir de ma part.
(19)

Il faut toujours parler avec quelqu'un quand on crée. T.S. Eliott disait que "la création c'est un dialogue avec quelqu'un, même avec un mort". Et avec le mort c'est plus difficile qu'avec le vivant. Lui, T.S. Eliott avait choisi Dante comme interlocuteur. Dante ne pouvant lui répondre, cela signifie qu'il connaît déjà les réponses pour connaître l'oeuvre de Dante. Alors il marchait sur des oeufs. Il faisait des choses en se disant que Dante n'aimerait pas ça. Il travaillait pour Dante. Tout à l'heure, en te disant que les bourgeois achetaient mes nus parce qu'ils ne les trouvaient pas scandaleux, cela ne signifie pas telle ou telle autre personne ou telle classe. Ce sont les gens. En général. Maintenant j'ai suffisamment d'expérience pour savoir que s'ils ne les achètent pas, et qu'ils sont bons, je les ferai pour un autre groupe de gens. Mais on ne travaille jamais pour soi. C'est une fumisterie! On travaille au moins pour les autres. Même si c'est de la masturbation ce que tu fais, tu travailles au moins pour ton jumeau. Ou pour quelqu'un que tu imagines exactement semblable à toi.

Voilà, quand je fais mes têtes de femmes, j'ai une formule très simple pour les expliquer. Très franchement parfois je me dis "je vais faire un tableau parce que j'ai besoin d'argent". Il faut être honnête et le dire. J'ai besoin d'argent, je suis dans mon métier, c'est là que je travaille, ou alors je m'ennuie, je m'emmerde même. Je n'ai rien d'autre à faire que faire un tableau. Et je commence un dessin, comme un conteur, je vais faire une tête de femme. Le dessin est ridicule, gauche, macabre et je persiste parce que j'ai besoin d'argent. (Et puis il y a mille arguments, tu peux aussi penser que Bach écrivait une cantate chaque semaine pour manger). Après le dessin j'en viens à la couleur et je vois deux ou trois harmonies poindre et je me dis "c'est presque viable, c'est un tableau et je vais le vendre". Là je te parle de ce qui m'arrive après vingt-cinq ans de métier, où je suis un peu blasé, non pas que j'aie fini de produire, mais peut-être que ce qui devrait m'exciter serait le tableau que je ne ferais pas pour le vendre. Et il n'existe pas. Donc, je pense franchement que c'est pour être vendu. Et même si je pensais le contraire il serait quand même vendu. Autant me mettre devant le chevalet en me disant que j'ai un rendez-vous d'argent et que j'ai besoin de vendre.

Et pendant que j'y travaille, la fille prend forme et sourit. Souvent elle sourit. Elle prend une forme et une allure qui font que j'aurais aimé la rencontrer pour la courtiser. Là j'oublie cette histoire de vente. Je vendrai quand même hein? Mais je me dis que le tableau est bon, qu'il est intéressant parce que si je l'avais rencontrée cette fille-là, je lui aurais fait la cour. Voilà mes critères d'appréciation de la réussite de mes tableaux. Est-ce une femme en compagnie de laquelle j'aurais aimé être? Un exemple: cet après-midi un ami est passé, il avait des problèmes d'argent. Je lui ai dit que j'attendais un camarade qui m'apporterait peut-être de l'argent en échange du tableau. Après le départ de mon ami, j'ai posé le tableau sur la table, je l'ai regardé un moment et j'ai trouvé que j'avais de la compagnie. Ce n'est peut-être pas la fille que j'avais rencontrée récemment, mais il emplissait la pièce. Le critère pour moi c'est définitivement que cela soit quelqu'un que j'ai envie de courtiser. C'est peut-être le fameux mythe de Pygmalion. Bien que ce ne soit pas mon arrière-pensée, mais c'est aussi de la masturbation. Cette histoire de personne travaillant pour elle-même est ridicule. Je travaille peut-être pour moi après coup. Quand la fille du tableau m'intéresse. Mais je travaille d'abord par ennui, par dépit parce que c'est ce que j'ai à faire. Et puis -chose plus rare- je travaille par envie, parce qu'il y a un vent d'inspiration qui t'inonde, mais ça n'arrive pas tous les jours. Et si tu attends l'inspiration pour travailler tu es foutu. Un écrivain doit pouvoir rester devant une page blanche et attendre que cela vienne. Bien sûr il y a d'autres moment où tu te réveilles la nuit et là, ça coule comme une source.

(20)

Le surréalisme a un côté instantané de la pensée que je conçois difficilement ici. Les gens n'y comprendront rien. Et de plus je ne le crois obligatoire. Vraiment pas nécessaire.

Pour revenir à ma façon "surréaliste" non-conformiste d'être et au "conformisme" réaliste de ma peinture, je peux te dire ceci: J'ai certains tableaux qui représentent des femmes noires (avec ou sans modèle), le fait même de les peindre et de surcroît les faire acheter par certaines personnes c'est le summum du surréalisme. Une fois, j'ai été vendre un tableau à Pierre-Richard Wildrouin. C'était une belle femme noire étendue avec sa robe légèrement retroussée laissant deviner de belles cuisses bien pleines. A l'époque il avait une épouse américaine dont il a divorcé depuis. Pendant que nous discutions de l'affaire, elle est arrivée et a clairement fait comprendre que ce tableau ne rentrerait pas chez elle. Elle a carrément pris l'autre pour une rivale. Comme quoi pour elle, l'autre était une femme "tout'bon" (pour de vrai). Il m'a acheté d'autres tableaux, mais celui-ci n'a jamais pu entrer chez eux. L'autre jour j'ai vu ce tableau au Red Carpet . Vois-tu il y a certains tableaux que tu peins en Haïti, c'est déjà du surréalisme de les peindre réalistes. Des gens que l'on ne regarde pas, que l'on ignore à cause de leur condition sociale. Des "djols" (signifie "bouche" avec une connotation péjorative, parce qu'impliquant souvent l'idée de lèvres épaisses, donc laides, d'après le canon occidentalisé haïtien). Des "djols" que l'on n'aurait jamais trouvées potables. Alors non seulement je les peins mais on me les achète, on l'accroche dans son salon, dans sa salle à manger, même qu'on baise aussi devant ces tableaux. A tel point que.... enfin il y a des choses que je ne voudrais pas développer maintenant, mais si les acheteurs de tableaux ont l'air civilisé, c'est tout un "wonga" (sortilège vaudou), tout un tour de passe qu'ils tentent de réussir. Il apprivoisent quelque chose qui est à deux pas d'eux, mais avec quoi il n'ont aucun, mais aucun contact. Ni en tant que serviteur, ni en tant que marchande (dans les marchés). C'est par le biais du tableau qu'ils apprivoisent, approchent quelqu'un du même pays, leur aïeule sans doute (moi je fais allusion ici aux mulâtres par exemple, nous avons tous un ancêtre noir). Cela devrait être quelque chose d'assez simple. Mais non. Et c'est pire quand le tableau porte une petite vibration sexuelle sur le visage.


(21)

Tiens, un jour j'apporte un tableau à Marie-José Gardère (propriétaire de galerie). La femme avait une très belle robe dont le col à lui seul était une merveille. Elle m'a fait: "Oh, comment se fait-il qu'elle porte une robe pareille. On aurait dit du Courrèges". En d'autres termes, cette négresse visiblement paysanne, ne cadre pas dans un vêtement pareil. Comment veux-tu lui faire porter du Courrèges à celle-là? C'est comme une fausse note. Alors que c'était une robe inventée par moi. La femme portait donc cette robe et un élégant foulard. (Tout venait de moi, et je ne sais toujours pas qui je suis de Jacques Gabriel ou de Courrèges). Pour finir, elle me concède que les couleurs sont belles mais qu'elle ne pourrait pas vivre avec un tableau comme celui-ci. "Elle a les yeux vaudou". Je me suis bien gardé de lui demander une explication. Mais quand j'ai raconté l'épisode à Yannick ma femme, je me suis rendu compte que c'était ses yeux, sans être son portrait. Ce sont des yeux avec un dessin particulier, une chute sous les paupières. Elle a appelé ça "yeux vaudou", c'est peut-être les yeux d'Erzuli Dantor (Vierge vaudou). Je pourrais m'aventurer à dire que ce ne sont pas les yeux d'une race vraiment mais peut-être ceux d'une tribu, ou en Haïti d'une catégorie sociale assimilée aux gens qui pratiquent le vaudou. Les gens du peuple, quoi. "Moun anba péristil" comme on dit. Alors à elle seule, elle remplace tous les acheteurs possibles, décide à leur place et décrète "Je ne pourrais pas vivre avec un tableau pareil. Je ne l'achète pas pour ma galerie. Elle a les yeux vaudou."

Tout ça pour te montrer qu'il y a des choses dans ce pays que les gens ne peuvent apprivoiser même sous forme d'image. Certains essayent. D'où qu'il est profondément surréaliste de peindre "réalistement" certaines choses. Tu comprends? Je n'ai jamais voulu me retrouver en train de peindre Mme Unetelle ou Unetelle. Je ne suis pas peintre de la cour.

(22)

Quand je suis séduit par les marchandes de la rue des Césars qui donnent de beaux "joffs", qui sont assises si élégamment que je pense qu'il s'agit d'abord de quelque chose d'intérieur pour que cela s'extériorise sous cette forme si belle que j'en ai envie de les peindre, cela veut dire déjà quelque chose de surréaliste. Bien qu'une fois que je l'aurai fait les gens se mettront soudain à le trouver beau. Ils chercheront à apprivoiser l'image. Je parle des gens d'ici, des Haïtiens. Les gens du "dehors" les étrangers (européens ou américains) sont déjà loin. Ils sont plus loin que les haïtiens. Ils sont à la hauteur du peintre et de la peinture.

D'ailleurs tu n'es pas sans savoir que l'épopée de la peinture naïve en Haïti a été soutenue longtemps par les étrangers bien avant que les Haïtiens se décident à en acheter. J'en ai même entendu dire "Blan-an mèt ékspliké-m bagay sa-a bèl m'pap mét kob mwen ladan'" (L'étranger aura beau m'expliquer que ce truc a un intérêt, une quelconque valeur artistique, jamais je n'y mettrai mes sous). Et nous en sommes maintenant au stade au Hector Hyppolite est inachetable. Mme Untelle s'est empressée d'en acquérir un à 17.000 dollars, histoire d'avoir le sien. Mais quand on "lui frottait l'Hyppolite contre la bouche" pour le lui faire avaler elle le trouvait macabre, "makaron" même. C'est le mot.

Je trouve les femmes (les marchandes) de la rue des Césars belles. Ce sont des femmes anonymes. Elles n'ont aucun nom. Ce ne sont même pas des gens qui sortent de l'ordinaire, comme une danseuse ou cette chanteuse dont le nom m'échappe... Farah Juste? Oui dans le genre, mais l'autre qui était assez célèbre. On disait d'elle qu'elle avait été formée par Jean-Claude... elle était du Cap... Elle avait une jolie voix... Ticorn? Non, la noire. On la disait formée par Abélard, sa soeur nous fréquentait... Ah oui Danièle Thermidor. Voilà (Thermidor chanteuse haïtienne des années 80) Je peins des gens anonymes, assises à vendre, et qui ne représentent rien aux yeux des autres. C'est surréaliste déjà. Alors qu'il y a une façon de regarder ces gens de loin comme "vue" d'Haïti, comme carte postale sans jamais entrer dans les détails.

Tiens tu n'as qu'à voir la peinture de Séjourné. J'aimerais que tu te penches sur ses femmes, tu remarqueras qu'elles ont toujours les yeux baissés (sauf ces derniers temps où je constate qu'il peint une même femme avec un menton assez puissant). Dans sa peinture, les femmes n'expriment absolument rien. Ce sont des femmes à voir en touriste. N'oublie pas que mes femmes ont toujours un regard, même quand je ne leur mets pas des yeux. Elles expriment toujours quelque chose.

(23)

Mon premier tableau a été sans doute un besoin, quelque chose d'impérieux. Je gravais à cinq/six ans sur des ardoises. Nous habitions à l'époque en face de la Cathédrale. On m'apportait des ardoises de l'ancienne cathédrale détruite, je gravais dessus n'importe quoi on me la prenait aussitôt fini et on m'en apportait une autre. C'était le moyen le moins cher de me satisfaire. L'ardoise coûtait moins que le papier. Pour impérieux qu'il était ce besoin, il serait peut-être passé, mais je crois avoir un problème d'idolâtrie.

Je crée d'abord les images pour ensuite les contempler, en jouir. Je ne crois pas être un bigot, mais un dévot d'église qui adore la Sainte Vierge.

Je sais que l'image de la Vierge est un support. Qu'elle n'est pas forcément une oeuvre d'art. Tout part de là : de l'Adoration. Adorer les gens. Les regarder. Or, normalement, pour adorer quelqu'un, il faut que ce soit quelqu'un de réel, pas un fantasme. Je pourrais dire que ma peinture est un support à fantasmes, sans en être un elle‑même.

Jacques Gabriel
Automne 1988

Jacques Gabriel est parti peu après cet interview -qu'il repose dans la paix de Dieu. Il n'a heureusement pas goûté le degré d'amertume de la coupe offerte au pays par le "père aristide".
retranscrit du créole





0 Comments:

Post a Comment

<< Home